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par schaltzmann » sam. avr. 26, 2025 1:57 pm
Ce récit est une histoire, une fiction. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
JOUR 14 – Bloc C, Cellule 21
Il ne s’est rien passé aujourd’hui. Rien de visible, en tout cas. Le genre de journée qu’on efface de soi comme une tache de buée sur une vitre. Pas d’altercation. Pas de convocation disciplinaire. Pas même un haussement de voix dans les couloirs. Un calme administratif, neutre, parfait, presque louche. Ils aiment ça ici : les journées sans relief, les existences qui filent sans résistance, les hommes qui s’étiolent sans bruit. On nous a laissé en paix. Pas de visite. Pas d’atelier. Juste la routine, douce et sournoise, qui finit par polir l’âme à force de tout contourner sans jamais rien heurter.
Seule exception : elle. La Chanteuse. Fidèle au poste. Elle a chanté toute la nuit, comme un supplice personnalisé qui ne connaît ni pause ni pitié. Toujours cette même voix, trop haute, trop tendue, qui vrille l’air comme une lame de rasoir. Ses vocalises ne suivent aucune logique musicale connue. C’est un chaos sonore, une stridence déguisée en offrande artistique. Et pourtant… je m’y fais. C’est sans doute ça, le pire. Je m’habitue à sa présence comme on s’habitue à un acouphène chronique. Je n’essaie plus de l’ignorer : je l’intègre. Elle est là, en fond. Un bruit de tuyauterie dans les cavités de mon crâne. Elle devient silence par saturation. J’en viens à me demander si ce ne sont pas mes tympans qui ont rendu les armes, irrémédiablement. Un petit suicide sensoriel pour préserver ce qu’il reste de moi.
Le reste de la journée s’est dissous dans cette lenteur habituelle. Les repas sans goût. Les consignes dispensées d’une voix monocorde. Le regard vide des gardiens. Les murs et les sols comme toujours, propres à l’excès, comme si la désinfection permanente pouvait compenser l’infection morale. Même les autres détenus semblaient avoir baissé d’un cran dans la tension. Moins d’ironie. Moins de sarcasmes. Tout le monde glissait dans le même coma.
Un jour calme, donc. Un jour sans rien. Mais ici, les jours calmes ne sont jamais anodins. Ce sont des armes lentes. Ils ne blessent pas. Ils érodent. Ils grignotent ce qu’il reste de colère, de rire, de résistance. Et moi, ce soir, dans ma cellule tiède, je sens que quelque chose se prépare. Pas de façon précise. Plutôt comme une pression dans l’air. Une vibration trop régulière. Un battement que je sens sans pouvoir le définir.
Demain, je pense, on changera de registre. On quittera le calme pour autre chose. On remettra du désordre dans l’ennui. Je ne sais pas encore sous quelle forme. Mais je sais que ça arrivera.
JOUR 15 – Bloc C, Cellule 21
6h30.
La sirène. Toujours la même. Un cri métallique, chirurgical, qui fend le crâne comme une hache affûtée. Mais ce matin, étrangement, il y avait… du silence. Un silence relatif, certes, mais suffisamment inhabituel pour mériter d’être noté. La Chanteuse n’est pas venue.
Pas de vocalises en anglais approximatif. Pas de ukulélé agressif. Pas de torture sonore. Rien. Un gardien l’a murmuré dans le couloir, comme une nouvelle trop importante pour être formulée trop fort : “Elle a été appelée ailleurs. Bloc F. Les Japonais.”
Le Bloc F. Les Japonais. Officiellement, ce sont des pensionnaires comme les autres. Officieusement, personne ne comprend vraiment pourquoi ils sont là, ni ce qu’ils mijotent dans leurs longues journées de silence et de pliages de papiers. Mais pour que l’administration ait jugé bon de leur envoyer la Chanteuse en urgence… c’est qu’ils ont commis l’irréparable. Peut-être un haïku trop ambigu. Peut-être une main au majeur tendu en origami.
Quoi qu’il en soit, je leur adresse en silence mes remerciements.
Petit-déjeuner : Un bol de gruau d'avoine détrempé, deux tranches de pain complet aux bords secs, et un yaourt au soja nature, d'une blancheur maladive. Rien ne craquait, rien ne fondait, rien ne sentait quoi que ce soit.
Et puis vient l’Atelier du Vivre Ensemble. Encore.
Titre officiel : Module d’intégration collective par l’acceptation consentie des altérités.
Ce qui, en langage humain, veut dire : "Apprenez à aimer ceux que vous ne supportez pas, sinon vous êtes un danger social.". Voilà qui est ironique.
Une salle blanche, des chaises en cercle, un animateur au sourire Ultra Brite, un tableau numérique où s’affichent des phrases comme :
“La différence est une richesse.”; “La cohabitation est un devoir civique.”; “Le dégoût n’est qu’une peur mal informée.”
Aujourd’hui, le thème était : “Coexister avec ce qu’on ne comprend pas.”
On nous a expliqué, sérieusement, qu’il fallait, je cite, “embrasser la présence de l’autre comme une chance, même si cet autre est agressif, insultant, pervers, ou carrément incompatible avec votre structure mentale.” Car, nous dit-on, “la vraie paix se construit en se niant soi-même et en se projetant vers l'autre.”
On nous a tendu une fiche cartonnée avec des mots à placer dans des phrases : inclusion, accueil, suspension du jugement, joie de la différence, fusion éthique…
Et en conclusion, cette phrase, claire pour eux, obscure pour moi et quelques autres : “La tolérance ne se discute pas. Elle se ressent. Profondément. Obligatoirement.”
Youri, mon pote Russe, a levé la main pour dire qu’il ne voulait pas ressentir quoi que ce soit vis-à-vis de son voisin qui sent le poisson pas frais et qui récite du Sartre et du Camus nuit après nuit. L'animateur lui a répondu que c’était justement ça, la beauté du vivre-ensemble : apprendre à aimer d'autres philosophies, même si elles sentent mauvais. Youri a levé les yeux au ciel en soufflant et en remuant la tête. On lui a demandé de laisser tomber les sarcasmes issus d'un conditionnement slave et viriliste. Il s’est tu.
Moi, j’ai pris des notes. Pas pour participer mais pour m'occuper.
Une heure trente. Une heure trente à écouter qu’il faudrait dire merci si quelqu’un crache dans notre soupe. Oui, merci, parce que ça voudrait dire qu’il nous accepte dans son petit monde, qu’il partage un morceau de lui, sans calcul, sans juger, sans rien attendre.
Et encore une heure trente à nous enfoncer l’idée que la tolérance, ce n’est pas juste sourire poliment. Ce n’est pas une façade. C’est une vraie bataille intérieure, un devoir du cœur.
Et quand j’ai demandé s’il était possible de tolérer quelqu’un sans avoir à le fréquenter, l'animateur a souri, pincé les lèvres, et murmuré :
— “Ce genre de question prouve qu'en tant que vous-même, vous avez encore un peu trop de vous en vous.”
Retour cellule.
10h30. Couloir vide. La porte se referme doucement derrière moi. Le néon clignote au plafond comme un soupir fatigué. Je m’installe. Et là, sans prévenir, je le sens venir. Ce besoin. Ce picotement dans la main. Ce crayon qui appelle. Ce carnet. Ma bouffée d'air quotidienne.
Et c’est là que je pense à eux. Aux autres. À ceux qu’aucun atelier ne saurait inclure sans sombrer dans la folie collective.
D'abord, aMi-ami Dolphins.
On l'appelle ainsi parce qu'il se prend parfois trés sérieusement pour un dauphin. Et parce qu'il veut faire ami-ami avec tout le monde. Enfin… tout le monde sauf ceux qui ne rentrent pas dans son jeu. Ceux qui gardent leurs distances, qui ne marchent pas dans son délire. Ceux-là, il ne les supporte pas. Pas de juste milieu pour eux : direct, ils deviennent des traîtres, des fauteurs de trouble, des ennemis du "grand courant"
Il est là depuis quelques jours. Ancien pensionnaire du Bloc 1, réservé aux cas psychiatriques les plus lourds, il a été jugé stabilisé après des années de traitement. Les psys ont décidé de le transférer ici, au Bloc C, pour "réinsertion expérimentale".
Mais moi, je vois ce que les autres ne voient pas. aMi-ami Dolphins, c’est un labyrinthe de voix. Un patchwork de personnalités. Une peluche possédée.
Parfois encore, il s’imagine dauphin. Il tourne en rond, bras tendus en nageoires, poussant des sifflements aigus en cherchant “le courant”. D’autres fois, il devient commentateur sportif, mais pas n’importe lequel. Celui qui étudie, qui explique, qui dissèque.
Il peut passer des heures à analyser en détail les chances infimes que l’US Chichigneux parvienne à battre la Juventus Grobourg en demi-finale du tournoi Interzones.
Il connaît la fiche complète de Redouane Rasefoune, l’avant-centre prometteur de l’Olympique Glinmard, et il est catégorique :
— « Non, Redouane ne signera jamais au Real Flavignac. Trop de pression médiatique. Le système de jeu de Flavignac ne convient pas à son profil d’attaquant flottant. Et puis y’a eu l’affaire de la s€x-tape avec la danseuse cul-de-jatte du Moon City de Champillou-les-Clapettes. Tout le monde s’en souvient. »
Il dit ça sans rire. Il parle aux murs. Aux néons. À son genou droit, qu’il surnomme parfois Didier.
Mais surtout, il parle seul. Pendant des heures. Il répète, radote, ressasse. Il reformule des conversations imaginaires, répond à des gens qui n’existent pas, salue des amis invisibles et menace des ennemis qui vivent uniquement dans sa tête. Mais ce qui l’obsède depuis son arrivée ici, ce n’est pas le ballon rond. C’est Le Parloir. Ce lieu. Ce sas. Ce petit miracle du soir où nous, les amis du verbe, nous réunissons pour rire, pour jouer, pour rester vivants. Rien de plus.
Mais dans son esprit fissuré, Le Parloir est devenu une légende noire. Un lieu de vices, de conspirations, de rituels obscurs, de plaisirs inavouables. Il pense qu’on y fomente des plans, qu’on y échange des caresses interdites, des pensées criminelles, qu’on y passe trop de temps pour ne pas cacher quelque chose. Et alors, chaque soir, il tente d’entrer. Il vient, le sourire figé, les pupilles dilatées par quelques médicaments oubliés, les mains jointes comme s’il s’apprêtait à prier :
— “Je suis votre ami ! J’ai vu les signaux ! La Crevette était verticale hier, j’ai compris le message ! Je dois entrer, je suis attendu !”
Les gardiens le repoussent. D'abord poliment. Puis fermement. Et alors, il déraille. Il hurle. Il s’énerve. Il se déshabille. Complètement.
Nu, le sexe tendu vers le plafond comme un périscope ridicule, il court dans les couloirs en hurlant :
— “Le Parloir est une secte ! Une secte lubrique et codée ! Une partouze d’idées sales ! Ils ont des codes aquatiques et des pactes de chair ! Ils me refusent parce que je suis pur ! JE SUIS PUR !”
Et hier soir, il n'était plus seul. Une autre silhouette s’est glissée derrière lui, à la lisière de notre monde. Et c'est ensuite à elle que je pense : Jeanninou. Elle aussi vient du Bloc 1. Moins connue que lui, mais tout aussi dangereusement imprévisible. On la voit parfois errer, échappant à la vigilance des infirmiers et des gardiens. Une ombre en robe de chambre et en chaussons usés, traversant les couloirs d'un pas irrégulier, les yeux pleins de visions qu’elle seule perçoit.
Hier, il n’aura pas fallu grand-chose pour que tout bascule. Cela faisait plusieurs jours déjà que Jeanninou entendait parler du Parloir. Des bribes de phrases, des échos de voix filtrant sous les portes, quelques mots attrapés au vol. Depuis, ça la hante. Jour après jour, heure après heure, son cerveau malade a tissé ses propres légendes. Elle s’est inventé des rituels cachés, des messes interdites, des danses obscènes sous nos néons blafards. Dans sa tête, le Parloir est devenu un repaire d’ombres et de pactes noirs, dirigé par un gourou malfaisant animé de sombres desseins.
Plusieurs fois déjà, elle avait tenté de frapper à la porte. Plusieurs fois, ses plaintes étouffées avaient parcouru les couloirs, portées en écho jusqu’à nos oreilles, éraillées par la distance. Mais hier soir, la folie l’a emportée plus loin encore.
Jeanninou a reculé jusqu’au bout du long couloir, une quarantaine de mètres. Elle s’est élancée, robe de chambre flottant, chaussons battant l’air, tête en avant, dans une charge aussi pathétique que violente. Elle a foncé contre la porte blindée du Parloir. Le choc a été brutal, inouï. Et contre toute attente, la porte a cédé, dans un grand craquement métallique.
Elle s’est écroulée à nos pieds. Le front fendu, le sang coulant sur son visage livide, la mousse aux lèvres, mais avec ce sourire... ce sourire dément, à moitié effacé par la bave, et avec ses doigts tremblants, elle formait des cœurs tordus. Allongée sur le carrelage, elle hoquetait d’une voix caverneuse, rauque, comme venue du fond d’une gorge ravagée : "Zen ! Zen ! Toujours Zen !"
La folie avait cette fois totalement emporté Jeanninou. Et devant cette scène grotesque, absurde, tragique, nous sommes tous restés là, silencieux, autour d’elle. Immobiles. Pendant un bref instant, elle nous a presque arraché de la peine. Avec son front en sang, sa robe de chambre ouverte, ses gestes tremblants et son regard halluciné, elle n’était plus qu’une carcasse humaine, un éclat de dignité pulvérisé. Ca n'a duré qu'un instant. Très vite, des gardiens sont arrivés, alertés par le fracas. Deux d’entre eux l'ont saisie avec précaution, presque avec une lassitude professionnelle. Ils l'ont emmenée sans brutalité, direction l’infirmerie. Là-bas, on a soigné son front fendu, on a recousu tant bien que mal ce que la porte avait ouvert, et surtout, on lui a administré la seule thérapie que ce Centre sache vraiment offrir : une piqûre sèche, un calmant pour canaliser ses bouffées délirantes. Après quoi, sans cérémonie, Jeanninou a été renvoyée au Bloc 1, là où l’on parque ceux dont le cerveau, qui, à force d’avoir été bien trop lessivé par des années de conditionnement humaniste, d’idées imposées de partage et de tolérance, ne réussit plus à voir autre chose que le diable dès que quelque chose sort un peu du moule.
Mais nous, dans le Parloir, nous ne conspirons pas. Nous jouons, on se pose des questions, on se répond, on partage, on parle de tout, de rien. Nous racontons des souvenirs. On invente des mots. On rit. Nous exultons d’être encore là, ensemble.
Et peut-être… peut-être que c’est ça, le problème. C’est peut-être ça, au fond, qui les rend fou.
Ce n’est pas ce qu’on fait. C’est qu’on le fait sans eux. Sans code. Sans message secret. Juste… pour être bien.
Et ce bien-là, ce simple luxe d’être ensemble, sans supervision ni règles, sans punition, sans pédagogie intégrée, ce petit cercle clandestin, c’est peut-être la chose la plus subversive de tout ce Centre.
Et je les entends, parfois. Au loin. Dans les couloirs du Bloc 1. Des voix étouffées, des soupirs amers, des chouineries en cascade. Des pleureuses qui ne comprennent pas pourquoi eux, ils n’y ont pas droit. Qui rêveraient de voir ce lieu disparaître, cette enclave païenne aux contours mystérieux, non pas parce qu’ils s’en méfient… Mais parce qu’ils n’y sont pas admis.
Qu’ils y restent. Au Bloc 1. Là où l’on traite les révoltes à coup de calmants, où l’on anesthésie les colères à grand renfort de cachets, où l’on bâillonne les déviances par une seringue vidée judicieusement et un sourire de soignant bienveillant.
Qu’ils y restent, à baver sur leurs oreillers, à envier nos soirées, à inventer des orgies là où il n’y a que des blagues, à fantasmer des rites quand il n'y a que du jeu.
Nous, ici, au Parloir… nous ne sommes ni une secte, ni une société secrète, ni une zone grise.
Nous sommes juste un groupe de potes qui aimons nous retrouver ici, parce que c’est le seul endroit qui reste où ils peuvent encore venir jusqu’à moi.
Et pour eux, pour le système, c’est ça le plus intolérable.
Votre très dévoué, et toujours irrévérencieux,
Schaltzmann.
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schaltzmann le sam. avr. 26, 2025 8:38 pm, modifié 1 fois.