Message
par schaltzmann » mer. avr. 23, 2025 7:13 pm
Ce récit est une histoire, une fiction. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
JOUR 13 – Bloc C, Cellule 21
La Mise au Pas
Il faut croire que l’imagination libre est une hérésie.
Depuis ce matin, je suis officiellement persona non grata dans les ateliers. La sentence n’a pas été prononcée à voix haute. Elle est apparue comme une note de service, comme si on m'expliquait que Skype allait disparaître, écrite en tout petit, mais qui hurle dans ma cellule :
“Participation suspendue jusqu’à nouvel ordre. Raison : contenu inadapté.”
Ma case est vide. Rayée. Pas d’atelier. Pas de sortie. Pas même la promenade. La majorité de mes camarades, eux, ont eu droit aujourd’hui à un programme allégé : film humaniste en salle commune — sans doute la Liste de Schindler ou une daube dans le genre — promenade prolongée sous surveillance modérée, et pour les meilleurs d’entre eux, une “discussion libre” autour des valeurs citoyennes.
Un luxe. Que je ne mérite pas. Moi, je suis puni. La faute ? Le conte. Le Chevalier. Ce foutu Chevalier.
J’ai appris, par des murmures, des regards fuyants et une note griffonnée dans un dossier qui traînait, que le directeur avait convoqué une cellule de crise après sa crise de nerfs d’hier. Le verdict ? Prévisible :
« L’histoire que vous avez écrite promeut un système de valeurs déviant. Le Chevalier que vous présentez comme un héros est, selon notre lecture, un fauteur de trouble. Un destructeur d’harmonie. Un opposant à la stabilité sociale. Un danger. »
Voilà. Dans mon histoire, j’ai osé inverser les rôles. J’ai fait des sorcières les gardiennes d’un ordre étouffant. Et j’ai offert à un homme libre le rôle du sauveur.
On me reproche : l’ironie déplacée, le deuxième degré toxique, l’ambiguïté subversive, et surtout : l’absence d’un message clair, balisé, conforme.
Alors on m’a imposé le silence. Et dans ce silence, on m’a remis une consigne imprimée sur un papier recyclé :
“Réécrivez le conte. En respectant les équilibres moraux définis par notre cadre éducatif.
Le Chevalier devra incarner le danger. Les fées, la sagesse. Le Mage, la régulation.”
Je n’ai pas encore touché le crayon. Je l’ai regardé longtemps. Mais non. Pas encore. Je ne peux pas. En attendant, on m’inflige La Chanteuse.
Elle tourne dans le couloir depuis deux heures. Une créature vocale échappée d’un opéra de cauchemar. Elle chante — ou plutôt, elle vocifère — un morceau sans queue ni tête. Un mélange de vocalises dissonantes et de syllabes inventées. C’est comme si on avait enregistré la fin du monde, puis mis l’extrait en boucle, juste pour moi. On m’a glissé, à voix basse, presque compatissante :
“Tant que vous ne rendrez pas un conte conforme… elle reviendra. Chaque jour.”
Je n’ai même pas droit à des bouchons d’oreilles. C’est le tarif spécial pour ceux qui s’obstinent.
Pendant ce temps-là, dans la salle commune, on célèbre un autre conte. Un texte rendu par un détenu modèle. Un type dont je ne connais même pas le prénom. Il est ici depuis quelques jours seulement, mais il est déjà corrigé. Le genre à dire bonjour en regardant ses pieds, à prendre des notes pendant les méditations collectives, et à remercier après chaque consigne reçue comme une faveur.
Son conte, lui, a été validé. Encadré. Projeté. Ils l’ont appelé “Histoire conforme.”
Et on m’en a donné une copie. Officiellement, pour que je m’en imprègne. Pour que je comprenne pourquoi celui-ci est autorisé. Et pour que je le compare à l’odieuse histoire que j’ai remise la veille, pleine de désobéissance narrative, d’ambiguïtés dangereuses, et de chevaliers qu’on ne peut pas contrôler.
Je ne résiste pas à l’envie de vous la partager, et je la lis, en même temps que vous :
L’Impertinent de la Colline
[Conte conforme aux Valeurs du Centre]
Il était une fois un village paisible, nommé Sucre-Puits, où les rires étaient doux, les gestes mesurés, et les mots toujours choisis avec soin.
Au centre du village, trônait un puits, dans lequel on puisait chaque matin des seaux entiers de sucre. Pas pour les gâteaux. Non. Pour sucrer les discours, les opinions, les émotions. Pour adoucir les âmes, étouffer les colères, napper les différences. Chacun se servait. Et chacun remerciait.
Dans ce lieu merveilleux, vivaient de bienveillantes fées aux ailes légères et aux cœurs débordants d’amour. Et parmi toutes ces fées rayonnantes, brillait Agnoline.
Sa robe était toujours la plus lisse, ses ailes les plus nacrées, et son sourire… ah, son sourire ! Il était comme une caresse sucrée sur une joue bien lavée.
Agnoline était aimée de tous. Car elle savait tout ce qu’il fallait savoir pour que le monde reste joli, ordonné, doux et surtout, sans vague. C’était elle qui, d’une voix douce comme un bonbon fondant, définissait ce qui se disait… et ce qui ne se disait pas. Elle savait parfaitement où le rire devenait moquerie, où les mots glissaient vers l’irrespect, où le second degré devenait dangereux.
Et parfois même, quand vraiment le cas semblait extrême… un vilain mot sortait de sa propre bouche. Oui. De la bouche d’Agnoline. Un mot très vilain, un mot qu’on ne dit jamais à Sucre-Puits, mais qu’elle lançait comme une flèche en sucre amer… pour mieux enseigner la leçon.
Et juste après, d’un petit tour de baguette magique, paf ! Elle disparaissait dans un nuage de sucre collant et parfumé, un tourbillon de rose et de vanille, le temps de se calmer.
Parfois, elle revenait au bout de quelques minutes. D’autres fois, il fallait attendre plusieurs heures. Mais toujours, elle revenait apaisée, le sourire réparé, la voix plus douce encore. Et tout le monde applaudissait, parce qu’à Sucre-Puits, on comprenait que même une fée pouvait trébucher… mais jamais tomber.
Et juste après elle, dans une maisonnette ronde aux volets framboise et aux rideaux en dentelle de sucre, vivait une autre fée très, très spéciale : Crayoline la Délicate.
Elle était jolie comme un dessin de maternelle, toujours propre, toujours douce, toujours d’accord. Crayoline ne parlait jamais trop fort. Elle ne haussait pas le ton. Elle ne disait jamais non. Elle dessinait. Avec ses crayons enchantés, elle traçait dans l’air de petits signes adorables : des spirales bienveillantes, des gouttes de miel, et parfois même, de petits chapeaux pour les pensées tristes.
Son pouvoir était magnifique. Et très utile. Elle savait éteindre les rires trop incongrus ou trop marqués du ton de l’ironie avec un simple jeu de mot bien placé. Ses calembours étaient merveilleux et comparables à nul autre. Quand elle entendait une moquerie pointer le bout de son nez, elle tournoyait doucement, levait ses bras poudrés et lançait des sorts très spéciaux :
— « Par la clarté de Claire Voyance, que tout devienne bien sage ! »
— « Que Paul Émique transforme ce rire piquant en un souffle tout doux ! »
— « Et qu’Ella Boration emporte loin les idées trop farfelues ! »
Et pouf ! Les blagues trop osées disparaissaient. Les rires devenaient des chuchotements. Les enfants applaudissaient bien fort, parce qu’ils trouvaient ça vraiment trop rigolo. Tout le monde le savait : les sorts de Crayoline étaient puissants. Alors, pour rester dans ses bonnes grâces, il valait mieux la féliciter souvent… et lui dire, encore et encore, que sa magie était la plus belle du monde.
Mais parfois, un petit grain de sel tombait dans le pot de confiture. Un bruit. Une rumeur. Une voix.
Et quand cela arrivait, les fées couraient chercher Bidulias le Juste.
Il vivait dans une maisonnette ronde au toit en mousse, près du vieux tronc penché que l’on appelait l’Arbre de l’Ordre. Là-bas, il méditait longuement, et les mésanges, comme si elles comprenaient l’importance du moment, se posaient tout autour de lui, en silence.
Bidulias, c’était le guide. Le mentor. Le seul à savoir où poser les pieds quand les ailes ne suffisent plus. Sans lui, les fées ne savaient plus distinguer le Nord du Sud, le blanc du noir, le Bien du Mal, ni même le sarcasme du compliment trop franc.
C’est lui qui leur montrait le sens du vent, et la meilleure direction pour tourner leurs danses. Et les fées l’aimaient fort. Elles l’entouraient quand il faisait froid, formant une écharpe vivante de robes et d’ailes qui sentaient la lavande. Et quand il faisait trop chaud, elles s’alignaient autour de lui et battaient doucement des ailes, pour lui fabriquer un vent de paix et de fraîcheur.
Quand il parlait, elles s’inclinaient. Quand il levait un doigt, elles se taisaient. Et quand il fronçait les sourcils, elles arrêtaient tout… même de respirer, ou presque.
Car Bidulias savait. Il savait comment garder le monde doux, rond, sans creux ni pointe, ni caillou sous la langue.
Mais un jour, un homme étrange est arrivé. Il n’avait pas d’ailes. Il n’avait ni dentelle ni ruban. Il riait fort. Il disait ce qu’il pensait, sans passer ses idées à la passoire à douceur. On l’appela l’Impertinent de la Colline.
Il racontait des histoires sans morale bien fixée, des blagues sans avertissement, des idées qui sortaient des cases qu'on disait nauséabondes. Il disait que la vraie vie ne se coloriait pas avec trois crayons pastel. Très vite, la panique gagna les cœurs doux. Alors Bidulias est sorti de sa cabane en écorce polie. Il a levé les bras, parlé d’une voix très calme, et rappelé aux villageois ce qu’ils savaient déjà :
« L’harmonie et la quiétude sont plus importantes que la vérité et la liberté. »
Les fées ont dansé autour de l’Impertinent. Elles ont chanté. Elles ont tourbillonné. Petit à petit, sa voix est devenue douce, ses mots mous, ses phrases bien rondes.
Puis un matin, il ne parla plus.
Bidulias posa une main sur son front, et dans un murmure sucré, déclara :
« Qu’il devienne ce que l’on piétine et que nul n’écoute. »
Et l’Impertinent devint un caillou. Un caillou muet. Joli. Poli. Inoffensif. Parfaitement conforme.
On le posa près du puits. Et chaque fée, en passant, lui donnait une petite tape — juste pour s’assurer qu’il ne bougeait plus — puis disait :
« Tu vois ? C’est mieux comme ça. »
Et depuis ce jour, le monde de Sucre-Puits est resté joyeux, sans sarcasme, sans secousse, lisse comme un lac sous calmant.
FIN.
Je suis resté là. Assis. Silencieux. Et j’ai compris.
C’est donc ça qu’ils attendent de moi. Ce genre d’histoire. Une histoire édulcorée, bien peignée, pleine de sucre et de petits sorts sans conséquence. Une fable pour endormir les consciences. Un modèle pour corriger l’ironie, ensevelir l’esprit critique sous des pelletées de miel.
Je comprends pourquoi ce conte a été choisi comme exemple. Il est tout ce que ce Centre tente de faire de moi : Un être conforme. Un homme corrigé. Un esprit aplati. Un conteur bienveillant qui ne mord plus.
Alors je suis ici. Seul. Dans ma cellule. Pendant que les autres rient dans la cour, probablement en jouant au ballon sans compter les buts, pour ne pas encourager la compétition. Et moi, entre deux crissements de la voix de La Chanteuse, je pense à mon conte. Je suis puni. Pas pour une erreur. Mais pour une vérité trop habillée en fiction.
Et peut-être, au fond, que ce conte-là disait ce que je ne peux plus dire autrement. Alors je le garde. Contre moi. Comme une arme silencieuse.
Votre très dévoué et irrévérencieux.
Schaltzmann.