Message
par schaltzmann » mer. avr. 16, 2025 7:58 pm
Ce récit est une histoire, une fiction. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
JOUR 7 – Bloc C, Cellule 21
Le jour 7 s’est déroulé sans incident.
Rien à signaler. Pas de débordement, pas de colère rentrée, pas même une larme à réprimer. Un jour lisse, fade, inutile. Une longue ligne droite dans un couloir sans murs. Même les cafards ont semblé s’ennuyer. Un vide parfait. Et ici, le vide est une forme d’ordre. Donc une réussite.
JOUR 8 – Bloc C, Cellule 21
Séance
Ce jour commence comme tous les autres. Réveil à 6h30. Toujours cette même sirène, sèche, inhumaine. Une injonction mécanique qui n’a même plus besoin de gueuler. Elle s’insinue dans la moelle, comme un ordre qu’on a déjà intégré malgré soi.
On se lève, on s’étire dans le silence, on s'aligne dans le couloir, on se regarde à peine. Pas besoin de mots : les corps parlent, fatigue, soumission, repli.
Petit-déjeuner : du pain synthétique, une boisson chaude sans nom, et cette pâte grise censée remplacer le beurre. Rien qui ressemble à une consolation.
À 8h00, c’est parti pour l’atelier d’apprentissage de l’autocensure.
Un classique. On y apprend à repérer les mots dangereux, à reformuler nos instincts, à arrondir nos angles jusqu’à devenir parfaitement inoffensifs.
Dire "je ressens de la colère" au lieu de "j’ai envie de t'arracher les yeux avec une cuillère".
Dire "je me sens frustré" au lieu de "vous me faites tous chier".
À 10h, c’est le ménage des espaces communautaires. On frotte, on balaye, on récure les recoins de cette prison républicaine du vivre-ensemble. On astique les surfaces pendant qu’on continue à salir nos pensées. On nettoie ce qui ne sera jamais propre. Mais on le fait bien.
Déjeuner à midi : semoule collante, tofu suspect, eau tiède. Puis retour en cellule. De 13h à 15h, c’est le seul temps mort de la journée. Deux heures de néant organisé. Certains dorment. D’autres fixent le mur. Moi, j’attends. Je sais ce qui vient.
15h00.
On vient me chercher. Je devais déjà y passer avant-hier. C’était prévu, encadré, validé par les petits chefs de couloir et tamponné en haut d’un planning coloré. Mais ce jour-là, un miracle a surgi des tréfonds du bloc. Un de mes camarades de cage, un inconnu à qui je devrais presque une lettre de remerciement, a eu l’idée brillante de déclencher l’alarme incendie. Pas de feu. Pas de fumée. Juste cette sonnerie stridente qui lacère l’air et suspend toute autorité. On a été évacués, remobilisés, recadrés.
Mais surtout : toutes les séances ont été annulées. Un moment volé au système. Un souffle d’air. Une pause dans la chaîne. Le genre de victoire minuscule qu’on savoure en silence.
Mais les bons gestes ne se répètent jamais. Et aujourd’hui, c’est bien moi qu’on escorte jusqu’au bureau de la psy situé dans une aile à part. Une enclave aseptisée.
Je la reconnais dès l’entrée. Antoinette. Petite femme ronde, lunettes d’archiviste, blouse qui flotte sur des formes fatiguées. Une femme qui transpire l’ordre et la méthode jusque dans sa coiffure. Je me demande si elle sourit en dormant. Le décor est à l’image de son rôle : murs pâles, fauteuils gris, coussin jaune, un sablier coule lentement sur une table basse. Même la plante verte semble avoir capitulé. Elle agonise dans son pot.
— « Bonjour. Je suis contente de vous revoir. »
— « Moi aussi. C’est pas tous les jours qu’on a droit à une séance gratuite de désossage mental. »
Elle ne bronche pas. Elle sourit. Elle m’indique le fauteuil face à elle.
— « Installez-vous. Ici, vous pouvez parler librement. Sans jugement. Sans conséquence. »
— « Le genre de phrase qui précède généralement une tentative d’extraction de confessions larmoyantes. »
Elle s’assied, croise les jambes. Son stylo est déjà en main.
— « Vous vous souvenez de moi ? Nous nous sommes rencontrés pendant l’atelier vivre ensemble. »
— « Comment oublier ? J’ai encore des cauchemars aux couleurs arc-en-ciel. »
Elle sourit encore. Trop. Puis entre en scène.
— « J’aimerais qu’on parle de votre manière de fonctionner. Ce recul permanent. Ce sarcasme. C’est une construction. Une défense. Très… winnicottienne, si vous me permettez. »
— « Bien sûr. Le “faux-self” qui protège le “vrai moi” blessé. Le sein halluciné du bébé abandonné. Je connais la rengaine. »
— « Donc vous savez que vous jouez un rôle. »
— « Pas un rôle. Un personnage de théâtre. Celui que vous attendez. Celui que vous pouvez analyser. »
— « Mais vous n’êtes pas ce personnage. Il vous protège, certes. Mais il vous enferme. »
— « Mieux vaut une prison choisie qu’un bain d’eau tiède imposé. »
Elle note.
Ses yeux ne quittent pas la page. Elle parle doucement.
— « Le cynisme est souvent une manière de garder le contrôle. De couper le lien avant même qu’il ne puisse se former. C’est très Lacanien. »
— « Lacan, c’est celui qui parlait pour qu’on ne le comprenne pas ? J’ai essayé de lire un de ses séminaires, j’ai failli me jeter par la fenêtre… jusqu’à ce que je me rende compte qu'ici, les fenêtres avaient des barreaux. »
— « Vous théorisez tout. Pour ne pas ressentir. Vous habitez dans l’abstraction. »
— « Et vous, vous habitez dans la croyance. On fait tous ce qu’on peut pour ne pas crever trop vite. »
— « Dites-moi… Votre enfance ? »
— « Normale. Deux parents normaux. Divorce propre. Mère partie avec un prof de yoga, père noyé dans son job. Et moi au milieu, à faire ma valise comme on replie une enfance. »
— « Et l’école ? »
— « L’enfer des intelligents. J’allais trop vite, je dérangeais. Pas méchant, juste… en avance. Et dans ce monde, être en avance, c’est déjà être fautif. »
— « Vous avez été seul. »
— « Pas seul. Trop entouré par des gens lents. »
Elle hoche la tête. Puis, au moment précis où elle s’apprête à répondre, le téléphone sonne. Elle décroche sans se presser, lève un doigt et tourne légèrement le dos.
Elle parle bas. Une voix basse, hachée. Un nom. Une date. Et ce mot, susurré comme un gros mot, posé comme une cerise sur un gateau trop fragile. « Suicide. »
Elle raccroche. Se retourne. Et elle reprend. Sans trembler. Sans un pli de travers. Toujours dans le rôle.
— « Excusez-moi. Reprenons. »
Et c’est là que je le pense. Elle ne doute pas. Et peut-être que c’est ça, le vrai poison. Croire. Toujours. Croire que l’on fait le bien. Que l’on soigne. Que l’on sauve. Ne jamais envisager qu’on pourrait être la dernière goutte qui fait céder la digue. Elle oublie que vouloir aider ceux qui n’ont rien demandé, c’est parfois une agression.
Elle reprend son ton doux.
— « Vous fuyez l’affect. Toujours. Et quand l’émotion approche, vous tirez. C’est un classique. Une angoisse de castration refoulée, peut-être. »
— « Ah, le bon vieux phallus symbolique. Il ne manquait plus que lui à notre petit théâtre. Qu’est-ce qu’il vous manque pour faire le bingo complet ? Dolto ? Le complexe d’Œdipe ? »
— « Vous y venez tout seul. C’est intéressant. »
— « Intéressant, c’est ce que vous dites quand vous avez aucune foutue idée de ce que ça veut dire mais que vous voulez garder l’ascendant. »
Elle ne se démonte pas.
— « Vous semblez redouter l’idée même d’être vu. Vraiment vu. Pas comme ce personnage que vous incarnez. Mais vous êtes venu, aujourd’hui. Vous êtes resté. Vous parlez. C’est déjà une faille. Une ouverture. »
— « Ou un passe-temps. J’ai déjà lu tous les livres de la bibliothèque. Et les cafards sont en grève. »
— « Et pourtant, vous êtes resté là pendant plus d’une heure à déconstruire chaque phrase que je prononce. Vous vous investissez dans ce dialogue. À votre manière. »
— « Je fais ça partout. Même dans ma cellule. Je démonte les murs avec mes yeux. »
Elle incline la tête. Doucement. Elle sent que la brèche existe. Pas béante. Mais réelle.
— « Qu’est-ce qui vous fait le plus peur, ici ? »
Je souris.
— « Rien. C’est ça, le problème. J’ai peur de plus rien. Et c’est ça qu’ils veulent me faire ressentir. La peur. Le doute. La honte. Ils veulent que je pleure pour valider leurs efforts. Mais moi, je suis sec. À force de me forcer à ressentir, ils ont fini par tout cramer. »
— « Peut-être parce que tout a été bloqué très tôt. Vous avez figé l’affect pour ne pas souffrir. »
— « Ou pour ne pas faire semblant. Je préfère l’indifférence vraie à l’émotion feinte. »
— « Vous vous êtes construit une forteresse. Avec des murs faits de mots. Vous êtes dans le langage. Mais jamais dans le lien. »
— « Peut-être parce que le lien, ici, c’est ce qu’on te passe autour des chevilles. »
— « Je pense que votre lucidité est réelle. Mais elle est aussi une forme de renoncement. Vous avez transformé l’intelligence en carapace. »
— « Et vous, vous avez transformé la bienveillance en camisole. »
Elle reste droite. Impassible.
— « Une seule phrase vraie. Dites-moi une chose sans humour. Sans sarcasme. Sans détour. »
Je la fixe.
Puis je lâche :
— « Je pense que votre lumière fait plus de mal que mes ténèbres. »
Silence. Dense. Elle ne répond pas. Elle note. Je me lève. Je salue la plante. Je sors.
De retour en cellule, je m’allonge. Je fixe le plafond. Et je pense à elle. A Antoinette.
Je l’imagine chez elle. Une théière fumante. Des livres bien rangés. Des coussins à messages positifs. Peut-être un chat. Peut-être un mari éteint. Peut-être rien.
Juste une femme seule dans son confort bien ordonné.
Je pense à ce qu’elle est. À ce qu’elle croit être. Et pour la première fois depuis longtemps, je ressens une forme de tendresse.
Oui. De la tendresse. Parce que je sais ce qu’elle est, au fond : Une personne bien. Une personne gentille. Une personne profondément bienveillante.
Mais à force d’excès de bienveillance, elle en a oublié le sens du mot tolérance. À force de vouloir aider, elle n’écoute plus. Elle corrige. Elle ramène à la norme.
Elle rêve d’un monde sans douleurs, sans cris, sans heurts. Un monde aseptisé. Un monde sans moi. Un monde sans combat.
Et pourtant, elle me touche. Parce qu’elle y croit encore. Parce qu’elle veut bien faire. Parce qu’elle pense sauver.
Et moi, je suis là, allongé dans le noir. Encore vivant. Encore indompté.
Parce que j’ai la lucidité de ne pas vouloir être sauvé à ce prix-là.
Votre très dévoué et irrévérencieux.
Schaltzmann.