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par schaltzmann » dim. avr. 13, 2025 3:50 pm
Ce récit est une histoire, une fiction. Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d'une pure coïncidence.
Jour 5. Bloc C -- Cellule 21
Cinq jours.
Cent-vingt heures d’ennui méthodique. De rééducation déguisée en programme civique. De lavage de cerveau aux slogans pastel.
Ici, tout est prévu. Millimétré. Formaté pour te remettre "dans le bon chemin", comme ils disent.
Ce chemin-là, c’est une autoroute sans bretelles de sortie. Tu avances droit, ou tu crèves.
Tout est blanc. Murs, sols, plafonds. Un blanc qui ne respire pas, un blanc qui t’avale. Pas de tableaux, pas d’horloge. Le temps s’étire, se dilue, t’abandonne. La lumière artificielle ne s’éteint jamais. Un néon blafard qui te surveille comme l'œil de Big Brother, jour et nuit. Et dans ces couloirs morts, le moindre éclat de couleur devient une gifle. Ça tombe bien : ils nous en ont foutu de la couleur. Dans les salles d’atelier. Des arcs-en-ciel, des fresques grotesques où des bonshommes de toutes les couleurs aux visages figés se tiennent la main sous un soleil souriant. Oui, un putain de soleil avec des yeux exorbités et une bouche. Il t’observe. Il te suit du regard. Il rit, aussi. Ou alors c’est moi qui deviens fou. Je préfère les murs nus. Le silence. Les coins froids. Au moins, eux, ils me foutent la paix.
Et puis il y a encore et toujours, la Chanteuse, elle ne se met jamais en pause, elle.
Chaque nuit, elle hurle son refrain. Une voix aiguë, stridente, vibrante de fausseté, qui ricoche sur les murs, qui s’insinue dans les veines. Elle braille des chansons de paix, d’amour, de vivre-ensemble. Une torture. Et même quand elle se tait, son silence est suspect. Tu veux dormir, tu pries pour t’évanouir. Mais elle revient. Une punition au son de karaoké.
Ils nous réveillent à l’aube, enfin, ceux qui ont réussi à trouver le sommeil. Toujours ce petit déjeuner tiède, pâteux, infâme. Flocons d’avoine sans sucre, sans sel, sans vie. Une nourriture pensée pour les bêtes de somme et les rêveurs végétaliens.
Ce matin, on nous annonce une sortie. Un atelier vert, disent-ils.
Le mot "vert" me brûle la langue. Une couleur qu’ils ont repeinte sur tout ce qui respire encore, comme un vernis obligatoire, une teinte imposée à la place de la pensée. Ici, "vert", ça ne veut pas dire nature. Ça veut dire conforme.
Un gardien nous lit la description officielle :
« Re-végétaliser l’espace urbain. Créer des parcelles de jardins collectifs, durables, partagés. Apprendre à coexister avec les espèces non humaines. »
Traduction : on va creuser, planter, arroser pour des citadins en mal de campagne. Des coins de terre pour les cadres stressés qui rêvent de cultiver deux radis bio entre deux visio-conférences. Et pendant ce temps, nous, les bêtes indésirables du système, on joue les jardiniers pédagogiques.
Tu plantes une graine, tu souris à l’abeille, tu tends la main à ton prochain, et tu répares symboliquement tous les torts du monde.
C’est pas un atelier. C’est une fable.
Et comme toutes les fables, elle commence mal...
On troque nos combinaisons oranges pour des tenues vert pomme, ridicules, surmontées d’un écusson : un arbre aux racines en forme de main. Et dans le dos, brodé en lettres trop joyeuses : "Ensemble pour un air plus propre et une ville plus verte."
C’est pas une sortie. C’est une parade. Une exposition.
L’humiliation poussée au point de croix. Même nos vêtements se foutent de nous.
On embarque dans un minibus, six détenus, six surveillants. Un par tête. Le genre de ratio qui dit clairement : « On ne vous lâchera pas d’une semelle. »
Le bus sent le désinfectant et le plastique, comme tout ici. On s’installe, chacun à sa place. Les chaînes aux chevilles grincent contre le sol. Je me cale contre la vitre, espérant un peu de silence.
Mais non.
Le moteur démarre… et avec lui, la sono.
Et là commence le supplice. Pas du métal hurlant. Pas du rap indigeste. Pire.
Alain Souchon. Sa voix nasillarde résonne dans l’habitacle, une espèce de geignement mou qui traîne ses états d’âme sur fond de musiques flasques. Il ne chante pas. Il pleurniche. C’est mou, c’est fade, ça suinte la nostalgie tiède.
Ensuite vient Georges Brassens, avec son éternel pom popomm popommm. Toujours le même rythme, toujours la même guitare, toujours les mêmes textes en boucle. Brassens, c’est la poésie à moustache, le ronron des profs de lettres qui se paluchent sur la liberté. Une chanson, deux chansons, t’as l’impression d’avoir écouté tout son répertoire. Et tu sais quoi ? C’est le cas.
Puis, Jean Ferrat. L’idéologue en chef. Le messie des causes perdues. Il t’envoie dans les oreilles des montagnes, des ouvriers, de l’utopie à la pelle. Sa voix est grave, sûre, pleine de convictions. Trop pleine. Ça dégouline de fraternité, de révolution douce. Il veut changer le monde avec trois accords et un cœur saignant. Ça me donne envie de tout cramer.
On ne nous épargne rien. Même dans ce bus, même en dehors du centre, on nous écrase sous une autre forme de punition. Même ici, dans cet espace qui traverse la liberté sans jamais y toucher, ils trouvent le moyen de nous pourrir l’instant. C’est peut-être volontaire. Une ironie sadique. Pas besoin de barreaux quand on a Brassens, Souchon et Ferrat.
Je regarde dehors. La campagne défile, morne, sans vie. Quelques arbres, des silos, des villages qui se croient encore vivants. Puis la ville nous tombe dessus. Massive. Silencieuse. Morte de l’intérieur.
Et là, c’est l’autre choc.
Sur les trottoirs, c’est un ballet obscène. Une procession d’adultes en trottinette. Oui, des adultes. En trottinette. Je ne m’y ferai jamais. Puis il y a les hommes en costumes bon marché, cravates au vent, oreillettes plantées dans le crâne, le regard perdu dans le néant. Des femmes en tailleurs gris, parfois rose fuchsia, qui veulent crier la joie mais qui transpirent le vide. Tout ce petit monde slalome entre les vélos et les plots, comme des fourmis paniquées sous une violente averse.
Je tends l'oreille, j’aimerais juste entendre le bruit de la ville, comme avant. Les moteurs qui vrombissent, les pots d’échappement qui raclent, les motos qui gueulent à chaque feu rouge. Mais non.
Tout ça, terminé.
Étouffé.
Aujourd’hui, tout ronronne. Les voitures sont électriques, muettes, propres. C’est plus la ville. C’est un aquarium. Un truc aseptisé. Lisse. Sans colère. Sans crissement de pneus ni fumée. Juste ce silence sourd, interrompu de temps en temps par un klaxon timide ou une sirène au loin. Des bribes. Des vestiges d’une époque où la ville avait encore une voix.
Le bus ralentit. On arrive.
On nous fait descendre près du Parc Antoine Waechter, un rectangle vert planté au milieu du gris, une verrue chlorophyllée dans le décor. On ne rentre pas tout de suite. Il faut faire le tour. On avance, enchaînés par les chevilles, à la queue leu leu. Parade de condamnés. Les passants nous regardent. Certains filment. D’autres changent de trottoir. L’humiliation publique, ça fait partie du traitement.
À l’angle de la rue Greta Thunberg et du boulevard Bob Dylan, un groupe de lycéens attend. Uniformes cool, sacs trop lourds, oreilles bouchées par des écouteurs. Des gamins aux regards ternes, l’air déjà lavé, déjà modelé. Mais au milieu, il y a elle. Une fille. Seize ans, peut être dix-sept. Jupe large, cheveux tirés, sac noir. Elle nous regarde. Pas comme les autres. Pas avec peur. Pas avec jugement. Avec une sorte de pitié muette. Nos regards se croisent. J’incline la tête. Un petit geste. Un "je tiens bon". Elle sourit. Et dans ce sourire, y’a quelque chose. Quelque chose de réel. De vivant. Puis elle s’éloigne, happée par la masse. Mais ce sourire, lui, reste avec moi. Comme une clope dans un monde sans feu.
À l’entrée du parc, deux techniciens nous attendent. Polos verts, presse-papiers, sourires creux. Ils nous distribuent des outils. Bêche, binette, greffoir, cisaille, brouette. J’hérite d’une petite pelle et d’un sachet de graines. Le type me dit : « Toi, tu plantes le basilic. » Je le regarde. Je dis rien. Le basilic… Je sais même pas à quoi ça ressemble moi, le basilic. Une herbe, une feuille, un machin qui sent l’Italie ? J’en sais rien. Mais je creuse. J’enfouis les graines. Je tasse. J’arrose. Je joue le jeu. En sachant très bien que rien ne poussera. Pas sous ce ciel, pas dans cette terre, pas dans cette ambiance de cimetière vert. Le basilic a besoin de chaleur, de temps, de liberté. Il n’aura rien de tout ça.
Youri, le russe, bosse à côté de moi. Il parle à son sécateur comme à un vieux frère. Il greffe, murmure, crache dans la terre. Il a le regard d’un homme qui a déjà tué. Peut-être plus d’une fois. Mais là, il prend soin de ses plants comme on s'occupe d'un bébé prématuré. À midi, on a droit à une pause. Un pique-nique sur l’herbe. Le luxe total. Sandwich vegan, chips aux lentilles salées Bio, yaourt au lait d’amande. De la nourriture de secte. Je m’assois contre un arbre. Et pour la première fois depuis des jours, je sens l’air. Je respire.
Une guêpe s’approche de ma boîte. Je la chasse d’un revers de main. Elle s’éloigne, tourne un instant dans l’air comme si elle hésitait, puis revient, attirée par l’odeur aigre du yaourt végétal. Je la chasse à nouveau, plus fort. Elle s’obstine. Pas idiote, la saloperie. Elle sait que dans ce monde fade, la moindre miette sucrée vaut de l’or. Puis elle vire de bord et fonce sur Youri, occupé à analyser son sandwich vegan comme un plan Ikea. Elle le pique entre les doigts. Il sursaute, jure en russe, et balance son repas en l’air. Le pain s’écrase au sol, les légumes giclent. Puis, dans un excès de rage, il tente d’écraser la guêpe… trébuche à cause de sa chaîne et s’éclate dans l’herbe, bras en croix.
Un silence. Et puis, un éclat de rire. D’abord Jean-Mi. Puis moi. Puis un autre. Même les gardiens ne peuvent s’empêcher de sourire. Un éclat de vrai au milieu du faux.
L’après-midi, nouvelle tâche. On doit construire des maisons pour oiseaux. Des nichoirs. Avec mangeoires, perchoirs, toits pointus. On nous file des planches, des clous, de la colle végétale, une scie, un marteau. Je regarde les plans, puis les bouts de bois. Et une pensée me traverse l’esprit : pourquoi pas leur coller du papier peint, aussi ? Et des petits chiottes ? Des rideaux ? On va pas leur refiler des taudis à ces cons de piafs. Je ricane dans ma barbe. Mais je bosse. Je monte la maisonnette. Bancale, de traviole, mais debout. Comme moi.
La journée s’épuise. Le soleil décline derrière les arbres du parc, étirant les ombres sur l’herbe fraîchement tondue. Les surveillants nous rassemblent. Les voix sont sèches, mécaniques. On obéit sans réfléchir, comme des bêtes dressées. Les chaînes se referment sur nos chevilles dans un cliquetis familier, presque rassurant. On se met en file indienne, lentement. Silencieux. Vidés.
On reprend la marche vers le minibus, et c’est là que je la vois.
Pas la gamine de ce matin. Non.
Une femme.
La quarantaine. Peut-être un peu plus. Jean brut, large, usé par les années, une veste en laine grise sur les épaules, et un chien au bout de la laisse, grand, pelage poivre et sel, les oreilles basses, le pas tranquille. Elle marche lentement, sans but apparent, comme si elle avait tout le temps du monde. Comme si elle n’était pas pressée de rentrer dans une case.
Elle nous regarde.
Mais pas comme les autres.
Pas avec peur. Pas avec ce mélange de malaise et de mépris qu’on croise dans les regards de ceux qui pensent encore être du bon côté du mur.
Elle, elle regarde au travers du mur. Son regard s’accroche au mien. Et dans ce regard-là… il y a autre chose.
Quelque chose de douloureux. Quelque chose de lucide.
Elle ne voit pas juste un détenu, un uniforme vert moche, une chaîne à la cheville.
Elle voit ce qu’on a perdu. Pas seulement nous, mais le Monde. Tout le foutu Monde.
Elle voit dans nos chaînes cette liberté qui s’est évaporée, doucement, à coups de règles bienveillantes, d'injonctions à la tolérance, de slogans recyclables. Elle voit un monde devenu trop propre, trop lisse, sans aspérité, sans fièvre. Un monde où on ne pense plus, où on adhère. Où tout ce qui déborde est puni, corrigé, rééduqué. Elle voit cette camisole invisible que tout le monde porte sans même la sentir.
Et elle me sourit. Pas un sourire joyeux. Pas une consolation. Un sourire triste. Vrai. Un sourire qui dit :Je sais, tu n'as rien fait, sois fort. Et moi, je détourne les yeux. Parce que ça me brûle.
Je n’ai pas le droit d’espérer. Mais une chose est sûre : quand je sortirai d’ici, je reviendrai. Je retrouverai ce parc. Je retrouverai ce basilic. Et peut-être, peut-être, je retrouverai ce regard.
Votre très dévoué et irrévérencieux.
Schaltzmann.